Bill, en guise d'introduction à cet entretien,
peux-tu revenir sur la façon dont tu as découvert le Blues
?
Le premier choc, si tu veux, ça a été d'entendre
Ray Charles. La première chose que j'ai entendue dans la
musique noire est le morceau " What'd I say ". J'ai commencé
à jouer de la guitare avec ça, j'avais tous les albums de
cet artiste, je l'ai beaucoup écouté
Je crois que c'était la première fois que j'entendais un
chanteur crier de la sorte, quel qu'il soit, blanc ou noir. Il y avait
un cri, quelque chose de très fort, d'intérieur
A l'époque la guitare commençait à être très
en vogue, donc j'ai recherché autre chose.
C'est ainsi que j'ai découvert Big Bill Broonzy qui a été
le premier bluesman guitariste et chanteur que j'ai entendu. Il m'avait
fait vibrer avec un Blues qui s'appelait " Louise ".
Par la suite il y a eu des gens comme Leadbelly qui, comme Big
Bill Broonzy, était considéré comme un " minstrel
" , c'est-à-dire un ménestrel. Ils chantaient du Blues
mais ils chantaient aussi du gospel et des vieilles ballades américaines
comme des " worksongs ". Leadbelly en était le spécialiste
avec sa guitare 12 cordes. J'aimais bien aussi Sonny Terry et Brownie
Mc Ghee
Au-delà de la musique, étais-tu
déjà attiré par les thèmes que ces artistes
abordaient ? Pour prendre l'exemple de Leadbelly, il a fait de la prison
et s'en est inspiré pour certaines de ses chansons. Faisais-tu
des recherches sur les textes, essayais-tu de les approfondir ?
Non, c'était inconscient
J'avais 15 ou 16 ans et c'était davantage quelque chose qu'il y
avait dans la musique qui m'attirait. Je ne savais pas, exactement, quoi
C'était un flash, un plaisir et un bonheur de rentrer là-dedans.
Cela m'a donné l'envie de chanter et de jouer de la guitare. Il
n'y avait pas cette recherche philosophique ou mystique qu'il y a dans
le Blues. C'est une chose qui est venue beaucoup plus tard
Si tu veux, j'ai d'abord commencé par l'imitation comme on imite
un maître. J'ai cherché des positions de guitare et j'ai
essayé de chanter comme eux. Petit à petit cela s'est affiné,
c'était mon école car le Blues est une école pour
moi.
Justement, tu as fait des études de médecine.
Etait-ce quelque chose de compatible avec ta musique ou as-tu dû
faire, rapidement, un choix entre les deux ?
J'ai fait des études de médecine à Amiens mais ça
n'a pas duré longtemps, environ six mois. J'ai passé l'année
à Amiens à faire de la musique et des conneries, avec des
gens, plus que de la médecine. Par la suite, j'ai fait des études
de kinésithérapeute pendant deux ans. Pour cela, j'habitais
Montmartre pendant la période de mai 1968 que nous avons passé
sur les marches du Sacré Cur à chanter, jouer et à
faire la manche sur la Place du Théâtre
Il y avait, déjà, une autre dimension. La dimension beatnik,
hippie, communauté etc
Je vivais dans un appartement communautaire où on avait un petit
groupe qui se nommait Wandering.
Après 1968, tu as fondé le TMS Folk
Center, pourrais-tu y revenir et me présenter ce concept ?
Le TMS est né à la suite d'une expérience
de drogue car la Butte Montmartre, évidemment, à l'époque
(1968-69), était devenue un vrai petit marché de la dope.
L'appartement dans lequel je vivais était très actif là-dedans.
Quand on entrait dans ce lieu, sur la droite il y avait une cuisine où
se trouvait une balance pour le shit et tout ça. De ce fait, il
y avait beaucoup de passage dans l'appartement (rires)
J'ai eu un moment de prise de conscience durant lequel j'ai rejeté
la drogue. J'ai flippé, comme on dit, et pendant plusieurs jours
je ne suis pas sorti
J'ai donc rejoint des personnes qui vivaient aussi sur la Butte et qui
avaient l'idée de monter une association pour aider les toxicomanes.
C'est ainsi que nous avons rencontré un médecin avec lequel
on a fondé un Club de musique. L'idée était de faire
un Club de prévention sous la tutelle de Ste Anne et de l'Abbaye
de St-Germain-des-Prés.
Nous étions une quinzaine de musiciens et nous avions des salles
à disposition pour faire des concerts, des animations (cours de
guitare etc
).
Il y avait aussi une salle de permanence, ouverte tous les après-midi,
où les routards passaient. Nous leur indiquions les restaurants
et les petits hôtels peu onéreux. On pouvait y trouver des
disques de Folk, de Blues. Une fois par semaine, il y avait un concert
qui dépendait assez étroitement d'autres lieux comme le
Centre Américain du Boulevard Raspail, de la rue du Dragon et de
l'église américaine
Les gens qui venaient jouer, faisaient
surtout du Folk
En dehors de cela, il y avait des soins qui étaient donnés
aux routards, aux gens qui étaient dans la rue ou à ceux
qui avaient des problèmes de drogue. Le TMS était ce lieu
convivial où il y avait, en même temps, une " free clinic
". C'est-à-dire un endroit où on pouvait s'adresser
à quelqu'un pour aller passer quelques temps dans un hôpital,
pour trouver de l'aide afin de sortir d'une dépendance ou, tout
simplement, se faire soigner d'un furoncle. C'était les années
1970 et c'était l'une des premières expérience de
" free clinic " en France
Cet aspect " humanitaire " t'a toujours
suivi puisque, par la suite, tu as connu d'autres expériences de
ce type
Je n'aime pas parler d'humanitaire parce que je n'aime pas beaucoup ce
mot. Ce serait plutôt la fraternité, la solidarité
L'humanitaire inclut beaucoup d'images et de choses comme cela
Il est vrai que j'ai fait des voyages et que j'allais rejoindre des copains
qui étaient à Médecins Sans Frontière.
C'était parce que nous avions vécu en communauté
ensemble et que nous voulions nous retrouver là-bas. Nous sommes
restés un mois avec eux
C'était une expérience très dure mais aussi très
enrichissante de se frotter à la misère et à l'horreur
des guerres fratricides et tyranniques de l'Amérique Centrale.
De toute façon, j'ai toujours été inspiré
par l'évangile, une chose qui touche à la fraternité.
De ce fait j'ai toujours été intéressé notamment
par la rue. Je suis toujours très vigilent avec les associations
parisiennes et j'en ai intégré une " Les Morts de
la rue ". Cela fait partie de ma vocation de chanteur, d'être
en prise sur tout ce qui se passe à ce niveau-là.
Le Blues est quelque chose qui vient d'un peuple qui a beaucoup souffert
comme le disait un rasta français (après vérification,
il s'agit de Tonton David, Nda). C'est le cri d'une minorité
écrasée et je pense qu'il est bon d'être en prise
avec ce qui se passe dans la rue en ce moment, les Don Quichotte etc
Je veux chanter en communion avec tout cela, c'est pour cette raison que
mon Blues est actuellement engagé. A l'origine du Blues il y a
le Gospel et le Gospel.
Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, ce n'était
pas un chant où les noirs attendaient et se disaient "
bon, on souffre mais quand on mourra on ira au paradis ". Au
contraire, cette musique avait une dimension de lutte sociale. Durant
les rassemblements clandestins d'esclaves dans les forêts, les gens
formaient des " anneaux hurlants " où ils chantaient,
tout simplement, le Gospel
On chantait la Bible d'une façon mystique, comme les psaumes, mais
en même temps cela avait une connotation politique. C'est, encore
une fois, comme dans les Psaumes de la Bible où on retrouve des
paroles très véhémentes par rapport aux tyrans, à
l'oppresseur, Babylone etc
Actuellement, je retrouve dans la musique que je fais ce côté
engagé mais à mon humble niveau. C'est aux gens d'en juger,
pas à moi
Quels sont les premiers bluesmen français
que tu as côtoyés. Formiez-vous aussi une forme de communauté
?
Le premier devait être Patrick Verbeke, après il y
a eu Benoit Blue Boy et Paul Personne. Au début,
il y avait un petit quelque chose. Je me souviens qu'avec Patrick et Benoit,
on avait fait des réunions en présence de journalistes et
tout ça. Cela n'a jamais été évident car nous
sommes tellement dans un contexte musical vicié par le show business.
Moi un peu plus que les autres car ça a marché assez vite
en ce qui me concerne. Je dirais même que ça a trop marché
à une époque. De ce fait je me suis, très vite, retrouvé
dans une bulle.
C'est peut-être là que j'ai appris ce qu'est la solitude
et que je me suis rendu compte que j'avais pris la mauvaise direction.
Quand on a du succès, on se regarde le nombril et on ne voit plus
ce qu'il se passe autour. C'est aussi pour cela que je ne crois pas trop
aux trucs humanitaires sur ce plan-là. J'en suis revenu et ça
m'a fait du bien de redescendre. J'ai grimpé très vite et
je suis redescendu un tout petit peu moins vite
au point que, dans
les années 1987-88, je ne faisais plus que de survivre de la musique.
Depuis cette année-là, ça a toujours été
dans la lutte
J'ai une chanson qui s'appelle " Entre deux eaux " et
c'est comme cela que ça se passe. Je monte à la surface,
je redescends puis remonte
C'est aussi lié à ma maladie car je suis maniaco-dépressif,
j'ai vécu cela dans la musique. Lorsque je faisais un album c'était
super et si ça ne marchait pas je retombais
Cependant on ne peut même pas dire que ça marchait mal car
même pour les disques qui marchaient moins bien, j'arrivais à
écouler une moyenne de 30 à 40.000 albums. Mais comme au
début je tournais à 100.000 albums
A partir du moment où ça a été plus difficile
j'ai commencé à penser " moins solitaire " jusqu'à
un point où je chante plus pour les autres que pour moi-même.
C'est probablement à ce moment-là que je suis devenu un
vrai bluesman. Qu'est-ce qu'un artiste, sinon quelqu'un qui s'oublie pour
laisser passer un message, une vibration ou la beauté tout simplement.
A partir du moment où tu retiens la chose pour toi, ce n'est plus
de l'art mais du commerce
Il y a beaucoup d'exemples, actuellement, de ces méthodes commerciales.
Y compris au niveau du Blues, il suffit de voir la promotion qu'il y a
eu autour du dernier album de Johnny Hallyday. C'est plus de l'industrie
que de la musique
J'avoue que les gens qui jouent dedans jouent bien et que le contenu est
bon
De plus j'aime bien Johnny qui est un personnage que je connais bien et
avec lequel j'ai beaucoup eu l'occasion de discuter. Il est prisonnier
d'un truc, d'une énorme machine
Il est encore, lui-même, d'une certaine sincérité
au milieu de tout ça mais il est vraiment pris dans un truc. Ce
truc n'a, pour moi, rien à voir avec le Blues car le Blues est
une musique artisanale dans laquelle tu crées, tu dis des choses.
C'est aussi une musique où tu recrées car de nombreux bluesmen
ont chanté les chansons des autres. A chaque fois ils y ajoutaient
leur patte et leur façon de faire. Johnny c'est une autre façon
de faire, ça vient par le haut, ça ne passe pas par le bas
Avant de mener une carrière solo, tu as
fondé plusieurs groupes. Peux-tu les évoquer et revenir
sur les répertoires abordés alors ?
Le premier groupe était Wandering. Nous faisions un mélange
de Folk et de Blues, je chantais avec une 12 cordes. Il y avait aussi
un banjo, un washboard ou une mandoline. C'était un style hybride
composé d'airs traditionnels américains et de Blues.
Au temps du TMS nous avons monté une compagnie où il y
avait de l'Old Time, du Bluegrass et du Blues. J'avais un groupe nommé
Backdoor Jug Band avec Jean-Jacques Milteau au sein duquel
nous faisions du Jug Band. Il m'arrivait également de chanter des
Blues tout seul. Jean-Jacques Milteau et son vieux pote Laurent Jérôme
reprenaient du Sonny Terry et Brownie Mc Ghee. Il y avait aussi des Old
Timers avec fiddle etc
La plupart de ces gens ont, par la suite, fondé le groupe Malicorne
en jouant du Folk en français.
Après cette période j'ai eu un groupe électrique
qui s'appelait Cargo, il a duré 1 an et demi. Puis j'ai
été éducateur à la campagne. À la suite
du TMS, on avait demandé à mon épouse Flo et à
moi-même de devenir éducateurs pour accueillir des toxicos
qui venaient d'arrêter la drogue. Le but était, pour eux,
d'échapper à Paris pour pouvoir se sevrer à la campagne.
A ce moment là j'étais en duo avec Flo. Elle jouait de l'harmonium
ou de l'orgue et moi je chantais en m'accompagnant à la 12 cordes.
Nous faisions du Gospel et nous nous sommes même produits sous un
chapiteau à la manière américaine avec un "
preacher " . C'est alors que j'ai signé mes premiers textes
en français qui étaient des Gospels (rires).
En 1979, tu sors ton premier album sous ton propre
nom. Quels étaient les sujets abordés et commençais-tu
à t'inspirer des textes américains ?
Il y avait les thème traditionnels du Blues mais dans ce premier
album d'expériences vécues comme avec " Baba Boogie
" qui racontait ma période hash avec un peu d'humour
J'évoquais aussi, un peu, les gens que j'ai rencontrés en
étant éducateur. C'était le début de cette
communion avec des gens qui étaient très lucides par rapport
à la société. Ils essayaient de s'en échapper
par la drogue en vivant, de ce fait, des moments très difficiles.
Je vivais cela d'une autre façon et le transcrivais. J'étais
dans une phase où je me sentais comme le sauveur, celui qui aide
Par la suite, avec tout ce qui m'est arrivé dans la musique, j'étais
plutôt dans leurs bottes car j'ai pris des médicaments pour
la maladie et tout ça
Les gens qui se droguent sont des malades : ils cherchent à la
fois à ne pas être mal et courent après un bonheur
qu'ils ne trouvent pas là où ils sont.
Je devais aussi m'inspirer de textes de chanteurs américains
.
Pour moi, 1968 et 1969 ont été des années d'une révolution
culturelle qui venait d'un mouvement mystique et spirituel. Ce n'est pas
pour rien que l'aspect communautaire était recherché à
ce point. Cela représentait la libération de l'esprit et
la musique de cette époque en faisait partie. Cette musique qui
était très inspirée par le Blues qui est un art parallèle.
D'ailleurs les noirs étaient parallèles et nous l'étions
aussi car nous ne voulions pas rentrer dans un système. Les noirs
voulaient y entrer mais ils en étaient tant rejetés qu'ils
étaient obligés d'être parallèles. Quelque
part nous avons vécu les mêmes choses
Quand je regarde, aujourd'hui, ce qui s'est passé sur le plan de
la musique j'estime que faire chanter du Blues, en français et
en étant blanc - alors qu'il y a des rappeurs blacks et beurs qui
chantent leur forme de Blues - peut sembler dérisoire.
Quand tu vois Little Bob qui fait du Rock en anglais, tu peux te
dire que ça c'est vraiment authentique. Ce qu'il chante est un
cri de détresse, ça vient du fond. Johnny aussi est authentique
mais son cri vient du haut, c'est un cri d'écrasement. Il est un
vainqueur qui arrive à la fin de sa vie et s'aperçoit qu'il
est un vainqueur. En même temps il s'aperçoit qu'il est pathétique
car il est en train de vieillir
Il chante, quand même, une forme de Blues. Il y a vraiment quelque
chose d'authentique dans sa démarche et je ne peux pas dire de
mal de lui. Par contre, je dis du mal du système de la musique
industrielle. Il a chanté ce qu'il a pu et il a donné ce
qu'il a pu. Qui plus est, il l'a bien donné
J'en parle beaucoup car c'est un sujet d'actualité
D'un côté je dis que ce n'est pas ça mais d'un autre
côté je dis que lui, quand même, c'est ça !
C'est une histoire de philosophie et de feeling. La plus importante au
fond, car c'est ce qui fait la vie. Ce que tu chantes dans le Blues c'est
ce que tu vis, sinon ce n'est pas du Blues.
Il y a une phrase qui dit " Blues is life " : c'est tout
simple mais c'est exactement ça !
Le succès est venu, pour toi, relativement
vite avec le tube " Babylone tu déconnes " sur ton troisième
album
Non, le premier morceau qui m'a vraiment fait émerger était
un blues " Faut que j'me tire ailleurs "
J'ai repris ce titre dans mon nouveau disque en changeant les paroles
et la rythmique.
Mais comment as-tu fait face à un tel succès
et était-ce quelque chose d'attendu ?
Non, ce n'était vraiment pas recherché
Mon but dans la vie était de chanter. Tu sais, j'ai fait des tournées
en Scandinavie, au Danemark, dans des endroits à Amsterdam comme
des Folk Song Cafe
Il y a des gens qui vivaient de ça
J'avais connu un mec, un black, qui jouait sur une guitare à 4
cordes et qui faisait un Blues (très orienté Folk) très
particulier comme je n'en avais jamais entendu. C'était le premier
bluesman que j'ai vu et c'est lui qui m'a donné l'envie d'être
musicien. Je voulais vivre de la musique mais comme ça, jouer n'importe
où, mais c'était un rêve impossible à réaliser.
J'ai voulu faire de la musique dans cet esprit, je ne me voyais pas à
l'Olympia. Même si lorsque cela m'est arrivé, je me suis
dit " c'est cool " et j'en étais très heureux
Je me suis laissé prendre au jeu. À partir du moment où
tu as du succès, tu commences à te regarder d'une autre
façon
C'est-ce qu'on appelle l'orgueil de la vie. Tu as réussi
quelque chose puis tu deviens un autre. J'ai gagné beaucoup d'argent
en quelque temps. J'ai dépensé des sommes astronomiques,
payé des voitures et des amplis aux musiciens. Bref, j'affichais
complet et j'étais complètement à la masse (rires)
Quand je vois un mec comme Pascal Obispo, il en peut plus ce mec-là
!
Mais je le comprends. Quand tu as un peu de succès, tu deviens
vite narcissique, ce que sont déjà tous les artistes au
départ. De ce fait, tu deviens hyper narcissique, hyper succès
= hyper narcissisme
D'autres le vendent d'une autre façon comme dans l'humanitaire
justement
Je ne vais pas citer de noms mais il y a des artistes qui se regardent
en train de faire le bien, qui créent des fondations etc
C'est une autre forme de narcissisme et cet humanitaire-là. Je
n'y crois pas trop
Je pense même qu'il peut être démobilisant pour ceux
qui en font vraiment. Pour ceux qui ne font pas de l'humanitaire mais
du fraternel, du solidaire
Ces derniers n'ont pas forcément ni les mêmes moyens ni la
possibilité de passer dans les médias.
Ils arrivent, quand même, à réaliser ce qu'ils veulent
faire. Il suffit de voir l'Abbé Pierre qui s'est bien démerdé.
S'il faisait du médiatique c'était sans le business du showbiz
Est-ce que tu gardes, quand même, de bons
souvenirs de ta période " showbiz ", as-tu des anecdotes
qui te reviennent sur ces années ?
Oui, j'ai un super souvenir avec Johnny. C'était super gentil,
il m'avait invité à sa table. J'étais à côté
de lui, nous avions une bouteille pour tous les deux et nous avions passé
la nuit à discuter
C'est vraiment un mec adorable
Puis il y avait Claude Nougaro, j'étais allé chez
lui. C'était un mec que j'aimais beaucoup
Mes bons souvenirs, ce sont ces rencontres, Nougaro est un maître
pour moi en ce qui concerne la langue française et la façon
de la chanter
Une autre belle histoire
C'est l'adaptation
française du titre d'Otis Redding composé par Steve Cropper
" The Dock of the bay ". Cette version a été "
adoubée " par Cropper lui-même. Comment étais-tu
entré en contact avec lui ?
On avait enregistré ce morceau, le disque était prêt
mais on n'avait pas l'autorisation. Il nous la fallait pour pouvoir sortir
l'album. Nous avons donc fait une enquête. Au bout de 6 mois, mon
épouse Florentine, via plusieurs intermédiaires (Antoine
De Caunes qui avait fait une interview de Steve Cropper aux
USA a pu obtenir l'adresse d'un studio qui a, lui-même, donné
une autre adresse etc
)
Finalement nous avons eu son numéro de téléphone
et l'avons contacté directement. Mon épouse, qui parle beaucoup
mieux anglais que moi, lui a expliqué le problème. Il nous
a dit que nous pouvions venir quand on voulait pour lui faire écouter
ma version. On a mis une journée pour acheter les billets d'avion
et le surlendemain nous étions à Nashville. On l'a, alors,
contacté et il nous a demandé " Quand est-ce que
vous venez ? " et nous lui avons répondu " Ben
on est là ! " (rires).
Nous étions à l'hôtel et il a mis une heure pour nous
rejoindre. Il nous a emmené dans sa maison d'édition où
son staff et son producteur se trouvaient. On leur a fait écouter
le morceau et, à la fin de celui-ci, ils se sont levés et
ont applaudi. Puis ils ont écouté une autre fois pendant
que Florentine expliquait les paroles à Steve Cropper. Il avait
beaucoup aimé l'introduction jouée par mon guitariste Mauro
Serri et la façon dont nous avions retravaillé le morceau
qui n'a plus grand-chose à voir avec l'original.
Il nous a dit " Pas de problème, je m'en occupe avec mon
avocat " (Bill me précise alors que si cela a pris
autant de temps, c'est parce que c'est l'édition française
qui faisait barrage. Elle ne leur a même pas donné la possibilité
de rencontrer Steve Cropper. Cela s'était donc fait à l'initiative
de Bill et de son producteur, Nda).
Nous nous sommes démerdés nous-mêmes, en passant au-dessus
de l'édition, et nous avons eu l'autorisation !
D'autres belles rencontres, en vrac Luther Allison,
Cyril Neville
peux-tu les évoquer ?
Luther Allison était pour moi, comme Nougaro, un maître.
Un grand bluesman que l'on pouvait toucher, car Luther était un
grand bluesman. Aujourd'hui, il y a beaucoup d'américains qui tournent
en France et peu ont son niveau. C'est d'autant plus regrettable que ceux-ci
font, parfois, de l'ombre aux artistes français pour trouver des
engagements
Luther, lui, était vraiment super et j'ai souvent fait ses premières
parties. C'était un mec adorable. Le meilleur souvenir que je garde
de lui est, qu'un soir, pendant son show il s'est mis dos au public sur
une scène d'une hauteur conséquente. Il s'est laissé,
comme ça, tomber dans la foule et les gens l'ont porté et
lui ont fait faire le tour de la salle pendant qu'il jouait de la guitare
allongé, avant de revenir sur scène. C'était magique,
même si ça pouvait paraître " Grand Guignol "
il y avait, en même temps, un feeling d'abandon à la musique
et au public. Cela prouvait qu'il avait une confiance totale dans ce qu'il
jouait et ce qu'il donnait aux gens.
Je n'ai jamais pensé faire une chose pareille. De toute façon
je ne le pourrais plus aujourd'hui avec tous mes rhumatismes (rires).
C'est le seul mec que j'ai vu faire ça de toute ma vie
Comme tu le disais j'ai aussi rencontré Cyril Neville
Tous ces gens sont adorables, ce sont des grands mecs
Au milieu des années 1990, tu t'es fait
plus discret sur un point de vue discographique. Tu es revenu en 2000
avec l'album " C'est le Monde ". As-tu ressenti, alors, un grand
changement dans l'industrie musicale ?
Oui c'est sûr, ce n'était déjà plus du tout
la même chose
Cependant, j'ai été pendant longtemps accroché à
une certaine conception du métier et je ne m'en rendais pas vraiment
compte. Quand j'ai arrêté, je l'ai fait de façon brutale
en 1987...
La première fois que j'ai arrêté, je suis revenu par
les petites salles car j'avais compris que je ne pouvais plus tourner
avec un camion et tout cela
J'avais donc arrêté pendant un an durant lequel j'étais
parti dans des monastères. J'étais donc libéré
du concept " tu ne peux pas faire de concert si tu ne peux pas partir
avec un camion, de la sono, des lights et si tu ne fais pas 800 personnes
". J'étais très mal, très malade
Pendant un an je me suis plutôt guéri la mentalité
puis j'ai recommencé avec des gens comme Chris Lancry en
me produisant en duo ou en trio dans des petites salles
Petit à petit je suis revenu à un groupe, à faire
de plus grandes salles et à enregistrer des albums
Je me suis laissé reprendre au jeu puis je me suis arrêté
à nouveau puis re-arrêté etc
La véritable prise de conscience a eu lieu après l'album
" Voici le monde " qui était, par ailleurs, une deuxième
mouture d'un disque, " Avant la Paix " dont le label s'était
mis en faillite.
Là je suis descendu très bas, je ne dormais plus. J'ai pris
conscience de quelque chose qui m'a fait comprendre que le métier
n'était plus du tout le même. Je n'avais pas la possibilité
de penser que je pouvais faire autrement que d'être dans une major
et tout ça
Ceci fait que j'ai toujours recherché à faire distribuer
mes disques par des majors, je n'arrivais pas à m'imaginer que
je pouvais m'en sortir. Lors de mon disque précédent, ça
avait été aussi une grosse prise de conscience avec la maladie,
l'enfermement et la lutte pour m'en sortir. A travers ça, je pense
aujourd'hui que mon métier est artisan. Je ne peux plus revenir
au stade industriel, ce n'est plus possible. J'ai 60 ans et pas le temps
de me laisser avoir par quelque chose et par moi-même aussi
Je crois que je peux, maintenant, faire des concerts et un album, en étant
distribué par un indépendant et par un nouveau média.
Ce média est le Web, dont je n'avais pas encore mesuré l'importance.
Ce qui fait que je ne pensais pas encore, il y a peu, qu'on pouvait s'en
sortir sans passer à la radio et à la télévision.
Par le Web, je me suis aperçu qu'on pouvait faire ce métier
d'une façon très artisanale
J'y crois et l'avenir me dira si je le peux
J'ai fait, dernièrement, La Cigale sans soutien médiatique.
Nous avons réuni du monde alors, qu'en même temps, il y avait
la grève des transports en commun. Plein de gens nous téléphonaient
pour nous dire qu'ils étaient dans l'impossibilité de venir.
C'était quand même pratiquement plein. Le concert a, de ce
fait, eu un petit retentissement et de bonnes critiques sur OUI FM ou
des webzines. A partir de cela, je pense que je peux rebondir et vivre
différemment, sans être sous la pression d'une maison de
disques. J'ai appris à travailler en un an plutôt qu'en 15
jours. Avec mon groupe nous avons pris notre temps, passé un an
dans un home studio, chacun y allait quand il pouvait
On a expérimenté les choses avec le temps. Une fois qu'une
version était faite, on pouvait se permettre de changer la rythmique
si la première ne nous plaisait pas
Jusqu'à maintenant, on se mettait en groupe. Parfois cela donnait
de bons résultats musicaux comme pour " C'est le monde "
car j'avais, avec moi, des musiciens expérimentés qui connaissaient
le Reggae.
Avec les groupes précédents ce n'était pas toujours
ça
Pour ton nouvel album, pourquoi avoir choisi de
remettre en avant d'anciens titres ?
Parce que je crois que ça correspond à un retour aux sources,
d'une certaine façon
J'aime beaucoup ces titres-là qui sont l'expression de quelque
chose que j'étais à l'époque. Cela tenait du rêve
et, en même temps, il y avait toujours de l'humour dans ces chansons.
Un humour que j'ai un peu perdu mais qu'il m'arrive de retrouver sur scène
en racontant des trucs
Je les aime bien, même certaines dont j'ai pu dire du mal, par le
passé, comme " Faut qu'j'me tire ailleurs ". En
les refaisant, je me suis remis à bien les aimer. C'est une musique
et des paroles qui vont avec cette musique. Ce n'est plus l'écriture
que j'ai aujourd'hui car à l'époque elle se rapprochait
plus du langage parlé
Je voulais aussi les refaire car je me suis rendu compte que beaucoup
de gens me réclamaient " Géraldine " ou
" Un dernier Blues ". J'avais fait une version publique
de ce dernier titre sur mon live et ça m'avait beaucoup plu de
le refaire. De ce fait, cela m'a donné l'idée de réenregistrer,
de façon acoustique ou électrique, tous ces titres qui m'ont
marqué.
Quels sont les sujets de société
qui te touchent aujourd'hui et que tu aimerais aborder dans de prochaines
chansons ?
C'est des sujets que j'aborde déjà dans certaines chansons.
Par exemple " Esclave ou exclu " qui évoque l'exclusion.
Quand je parle de la rue, des expériences qui j'y ai vécues
à travers des gens que j'y ai rencontrés ou en y vivant
moi-même. À une époque, ma femme et moi, vivions en
chantant dans la rue. Cette expérience m'a ouvert à une
sensibilité particulière vis-à-vis des plus pauvres.
Il y a aussi l'Evangile qui est une grosse question : quel est ton prochain
? Je crois que c'est celui qui est sur le bord de la route
Je suis très sensible à tout ce qui correspond à
ça. C'est pour cela que je m'implique dans ce mouvement d'une façon
artistique car je ne suis pas un activiste. Mon épouse est plus
présente dans les mouvements que moi. Elle voit beaucoup les gens
de la rue car elle est accueillante dans des endroits
Je connais bien ces gens et nous avons, même, fait un petit journal
à une époque avec des sans-abris. On se réunissait
une fois par mois pour mettre nos idées en commun et faire un petit
journal
Ce journal était distribué gratuitement dans la rue et faisait
parti du collectif " Les morts de la rue ". Celui-ci prend en
considération le fait, qu'actuellement, des gens meurent dans la
rue dans des conditions terribles. C'est inhumain
On organise, à la fois, des célébrations interreligieuses
qui se déroulent dans des lieux de culte où sont représentées
toutes les confessions (juives, catholiques, musulmanes, bouddhistes,
hindouistes etc
) et une célébration laïque qui
se fait dans la rue. Nous faisons des célébrations pour
les gens qui sont morts dans la rue, une liste est lue et il y a une forme
de cérémonie. Cela s'est passé deux fois à
la Mairie de Paris. Lors de ces occasions, nous essayons de rendre compte
auprès des administrations gouvernementales de l'urgence de la
création de lieux d'accueil
C'est une petite association qui est mandatée par une quarantaine
d'autres associations parisiennes comme le Secours Catholique ou les Restos
du Cur
C'est très difficile car les gens qui meurent dans la rue représentent
l'extrême de l'extrême. Quand on raconte comment est mort
untel qu'on a retrouvé sous le périphérique, le visage
mangé par les rats ou incendié dans une carcasse de voiture,
ce n'est pas évident. On arrive à comparer la vie dans la
rue à ce que vivaient les gens dans des camps de concentration
Il existe des endroits pour abriter ces gens mais ils sont tous insalubres.
La dignité de l'homme n'y est pas respectée. Si tu viens
de perdre ton boulot, que tu essayes de t'en sortir et que tu te retrouves
dans un endroit comme ça où il y a 500 personnes qui dorment
dont 300 qui ronflent et 40 qui sont ivres et déconnent, ce n'est
pas humain pour cette personne fragilisée. Il passe d'un extrême
à l'autre et ne peut pas s'en sortir. Il faut des petits endroits
où les gens sont biens accueillis, des foyers. Cela serait une
solution intermédiaire avant qu'ils ne trouvent un logement. Le
collectif a pour mission de dire à quel point c'est dur. C'est
le cri du cri
Autant les autres associations travaillent auprès des gens, autant
les membres de l'association " Les morts de la rue " représentent
les cas extrêmes. Tu touches là l'horreur de la société
d'hyper consommation. Il y a des gens qui sont de plus en plus riches,
le Président de la République fait multiplier par 3 son
salaire, épouse une richissime héritière, il gagnent
tous à fond la caisse alors que, d'un autre côté,
les Enfants de Don Quichotte sont expulsés
J'avais été frappé par ce journal de télévision
dans lequel tu voyais à la fois Sarko au bras de Carla Bruni en
voyage puis les Enfants de Don Quichotte au bord de la Seine sous Notre
Dame de Paris, quel symbole, se faire malmener. Si on laisse faire les
choses, ce sera vite la dictature. Dans les guerres on se souvient des
morts. Pour la guerre de la misère, tous ceux qui sont morts dans
la rue seront un peu des soldats inconnus de la misère. Cette guerre
est en train de se perdre malgré des énergies extraordinaires.
Il faudrait vraiment que quelque chose se passe
C'est, un peu, ça que je chante dans le Blues sur le plan de l'engagement.
Je suis passé du Blues " My Baby's gone ", qui est quand
même l'expression du malheur exprimé dans la solitude d'une
personne abandonnée par son concubin, tout en étant l'expression
du bonheur au niveau de l'amour. On dit que les paroles du Blues sont
connes
Il est vrai que lorsque entend : " Je suis triste, ma femme est
partie, je bois du whisky et j'en crève
" Ça
peut sembler simple
. C'est un peu ce que dit Johnny avec cette phrase
: " le Blues ça veut dire que je t'aime et que j'ai mal
à en crever ". De plus, la chanson française a
exprimé cette réalité d'une façon tellement
niaiseuse que maintenant quand on chante une chanson d'amour c'est con
Le Blues véhicule autre chose. Tout ce que dit le Blues au niveau
du couple et de l'amour est, quand même, autre chose que les bluettes
des chanteurs de variété. C'est aussi vrai en France qu'à
l'étranger (rires) !
Aujourd'hui, je te sens bien calé dans
tes starting-blocks, prêt à aller de l'avant. Quel est le
but que tu souhaiterais atteindre avec ce nouveau disque ?
Oui c'est vrai, mais en même temps je ne me sens pas très
fort
Tout cela est très fragile. Mais je crois que dans cette faiblesse,
il y a une grande force qui vient d'ailleurs. J'aimerais continuer à
faire des chansons et communiquer à travers elles, aussi bien sur
disque que sur scène
Si je pouvais le faire - comme Nougaro, jusqu'à au moins 70 ans
- j'en serais très heureux. Continuer à être un bon
messager pendant encore, au moins, 10 ans (rires)
Je crois que la chanson, à travers des gens comme Bob Dylan, a
fait changer des choses sur un plan très vaste. Des artistes comme
Bob Dylan ou Bob Marley sont des artisans qui sont devenus,
malgré eux et en restant eux-mêmes, des stars internationales.
Ils ont réussi à garder leur personnalité
J'aimerais conserver ma personnalité si ma carrière prenait
un nouvel essor et que ça marcherait beaucoup mieux. Le faire implique
de rester un artisan et de garder un bon niveau de communication qui ne
devienne pas industriel. Je ne tiens surtout pas à faire des concerts
devant 100.000 personnes avec des écrans géants de chaque
côté. Pour moi, c'est le comble
Si cela continue à se faire, tant pis. Pourvu que cela nous permette
à nous, les " petits ", de poursuivre notre route et
d'aller à la rencontre des gens.
J'aimerais aussi, aujourd'hui, être un peu plus proche des autres.
Cela va peut-être se faire avec Paul Personne et d'autres
artistes
Si nous réussissions à mener quelque chose ensemble, ce
serait pas mal
Des chanteurs brésiliens, avec à leur tête Gilberto
Gil, ont pu faire à une époque une organisation de chanteurs
engagés. Cette association avait fait toute la richesse de la musique
brésilienne
Cela pourrait se faire avec le Blues.
Il faut déjà que je m'en sorte moi-même, et que ce
que je fasse fonctionne, afin de pouvoir recréer une dynamique
comme celle qui existait dans les années 1970. Je pourrais, ainsi,
monter des concerts en faveur des gens de la rue. Quelque chose qui ait
un vrai esprit, pas comme le truc des Enfoirés où chacun
vient faire sa promo.
As-tu une conclusion à ajouter à
cet entretien ?
Non, je crois que je t'ai à peu près tout dit. J'espère
que ton émission de radio va continuer à se développer
et que cela devienne un truc qui te fasse vivre. C'est mon souhait, que
des structures à taille humaine se développent face au gigantisme
de l'industrie musicale. Que les radios libres connaissent un nouvel envol.
Elles ont perdu pas mal de terrain, tout en conservant une mentalité
de militantisme et de réalisme. C'est un peu ce que tu fais, avoir
un métier et militer pour une autre cause à côté
de cela
Remerciements : Florentine et Bill Deraime
pour leur accueil, Mike Lécuyer.
NB: Les photos de Bill sur scène
sont signées JY Kerouredan, celle datant de la période
du TMS Folk Center appartient à la collection privée de
l'artiste (toutes sont issues du site Internet dont l'adresse figure ci-dessous).
www.billderaime.com
www.myspace.com/billderaime
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