Bill Deraime
L'émission "blues" de radio RDL Colmar animée par Jean-Luc et David BAERST

Bill, en guise d'introduction à cet entretien, peux-tu revenir sur la façon dont tu as découvert le Blues ?
Le premier choc, si tu veux, ça a été d'entendre Ray Charles. La première chose que j'ai entendue dans la musique noire est le morceau " What'd I say ". J'ai commencé à jouer de la guitare avec ça, j'avais tous les albums de cet artiste, je l'ai beaucoup écouté…
Je crois que c'était la première fois que j'entendais un chanteur crier de la sorte, quel qu'il soit, blanc ou noir. Il y avait un cri, quelque chose de très fort, d'intérieur…
A l'époque la guitare commençait à être très en vogue, donc j'ai recherché autre chose.

C'est ainsi que j'ai découvert Big Bill Broonzy qui a été le premier bluesman guitariste et chanteur que j'ai entendu. Il m'avait fait vibrer avec un Blues qui s'appelait " Louise ". Par la suite il y a eu des gens comme Leadbelly qui, comme Big Bill Broonzy, était considéré comme un " minstrel " , c'est-à-dire un ménestrel. Ils chantaient du Blues mais ils chantaient aussi du gospel et des vieilles ballades américaines comme des " worksongs ". Leadbelly en était le spécialiste avec sa guitare 12 cordes. J'aimais bien aussi Sonny Terry et Brownie Mc Ghee

Au-delà de la musique, étais-tu déjà attiré par les thèmes que ces artistes abordaient ? Pour prendre l'exemple de Leadbelly, il a fait de la prison et s'en est inspiré pour certaines de ses chansons. Faisais-tu des recherches sur les textes, essayais-tu de les approfondir ?
Non, c'était inconscient…
J'avais 15 ou 16 ans et c'était davantage quelque chose qu'il y avait dans la musique qui m'attirait. Je ne savais pas, exactement, quoi…
C'était un flash, un plaisir et un bonheur de rentrer là-dedans. Cela m'a donné l'envie de chanter et de jouer de la guitare. Il n'y avait pas cette recherche philosophique ou mystique qu'il y a dans le Blues. C'est une chose qui est venue beaucoup plus tard…

Si tu veux, j'ai d'abord commencé par l'imitation comme on imite un maître. J'ai cherché des positions de guitare et j'ai essayé de chanter comme eux. Petit à petit cela s'est affiné, c'était mon école car le Blues est une école pour moi.

Justement, tu as fait des études de médecine. Etait-ce quelque chose de compatible avec ta musique ou as-tu dû faire, rapidement, un choix entre les deux ?
J'ai fait des études de médecine à Amiens mais ça n'a pas duré longtemps, environ six mois. J'ai passé l'année à Amiens à faire de la musique et des conneries, avec des gens, plus que de la médecine. Par la suite, j'ai fait des études de kinésithérapeute pendant deux ans. Pour cela, j'habitais Montmartre pendant la période de mai 1968 que nous avons passé sur les marches du Sacré Cœur à chanter, jouer et à faire la manche sur la Place du Théâtre…

Il y avait, déjà, une autre dimension. La dimension beatnik, hippie, communauté etc…
Je vivais dans un appartement communautaire où on avait un petit groupe qui se nommait Wandering.

Après 1968, tu as fondé le TMS Folk Center, pourrais-tu y revenir et me présenter ce concept ?
Le TMS est né à la suite d'une expérience de drogue car la Butte Montmartre, évidemment, à l'époque (1968-69), était devenue un vrai petit marché de la dope. L'appartement dans lequel je vivais était très actif là-dedans. Quand on entrait dans ce lieu, sur la droite il y avait une cuisine où se trouvait une balance pour le shit et tout ça. De ce fait, il y avait beaucoup de passage dans l'appartement (rires)…

J'ai eu un moment de prise de conscience durant lequel j'ai rejeté la drogue. J'ai flippé, comme on dit, et pendant plusieurs jours je ne suis pas sorti…
J'ai donc rejoint des personnes qui vivaient aussi sur la Butte et qui avaient l'idée de monter une association pour aider les toxicomanes. C'est ainsi que nous avons rencontré un médecin avec lequel on a fondé un Club de musique. L'idée était de faire un Club de prévention sous la tutelle de Ste Anne et de l'Abbaye de St-Germain-des-Prés.

Nous étions une quinzaine de musiciens et nous avions des salles à disposition pour faire des concerts, des animations (cours de guitare etc…).
Il y avait aussi une salle de permanence, ouverte tous les après-midi, où les routards passaient. Nous leur indiquions les restaurants et les petits hôtels peu onéreux. On pouvait y trouver des disques de Folk, de Blues. Une fois par semaine, il y avait un concert qui dépendait assez étroitement d'autres lieux comme le Centre Américain du Boulevard Raspail, de la rue du Dragon et de l'église américaine… Les gens qui venaient jouer, faisaient surtout du Folk…

En dehors de cela, il y avait des soins qui étaient donnés aux routards, aux gens qui étaient dans la rue ou à ceux qui avaient des problèmes de drogue. Le TMS était ce lieu convivial où il y avait, en même temps, une " free clinic ". C'est-à-dire un endroit où on pouvait s'adresser à quelqu'un pour aller passer quelques temps dans un hôpital, pour trouver de l'aide afin de sortir d'une dépendance ou, tout simplement, se faire soigner d'un furoncle. C'était les années 1970 et c'était l'une des premières expérience de " free clinic " en France…

Cet aspect " humanitaire " t'a toujours suivi puisque, par la suite, tu as connu d'autres expériences de ce type…
Je n'aime pas parler d'humanitaire parce que je n'aime pas beaucoup ce mot. Ce serait plutôt la fraternité, la solidarité…
L'humanitaire inclut beaucoup d'images et de choses comme cela…
Il est vrai que j'ai fait des voyages et que j'allais rejoindre des copains qui étaient à Médecins Sans Frontière. C'était parce que nous avions vécu en communauté ensemble et que nous voulions nous retrouver là-bas. Nous sommes restés un mois avec eux …

C'était une expérience très dure mais aussi très enrichissante de se frotter à la misère et à l'horreur des guerres fratricides et tyranniques de l'Amérique Centrale.
De toute façon, j'ai toujours été inspiré par l'évangile, une chose qui touche à la fraternité. De ce fait j'ai toujours été intéressé notamment par la rue. Je suis toujours très vigilent avec les associations parisiennes et j'en ai intégré une " Les Morts de la rue ". Cela fait partie de ma vocation de chanteur, d'être en prise sur tout ce qui se passe à ce niveau-là.

Le Blues est quelque chose qui vient d'un peuple qui a beaucoup souffert comme le disait un rasta français (après vérification, il s'agit de Tonton David, Nda). C'est le cri d'une minorité écrasée et je pense qu'il est bon d'être en prise avec ce qui se passe dans la rue en ce moment, les Don Quichotte etc…
Je veux chanter en communion avec tout cela, c'est pour cette raison que mon Blues est actuellement engagé. A l'origine du Blues il y a le Gospel et le Gospel.

Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, ce n'était pas un chant où les noirs attendaient et se disaient " bon, on souffre mais quand on mourra on ira au paradis ". Au contraire, cette musique avait une dimension de lutte sociale. Durant les rassemblements clandestins d'esclaves dans les forêts, les gens formaient des " anneaux hurlants " où ils chantaient, tout simplement, le Gospel…

On chantait la Bible d'une façon mystique, comme les psaumes, mais en même temps cela avait une connotation politique. C'est, encore une fois, comme dans les Psaumes de la Bible où on retrouve des paroles très véhémentes par rapport aux tyrans, à l'oppresseur, Babylone etc…
Actuellement, je retrouve dans la musique que je fais ce côté engagé mais à mon humble niveau. C'est aux gens d'en juger, pas à moi…

Quels sont les premiers bluesmen français que tu as côtoyés. Formiez-vous aussi une forme de communauté ?
Le premier devait être Patrick Verbeke, après il y a eu Benoit Blue Boy et Paul Personne. Au début, il y avait un petit quelque chose. Je me souviens qu'avec Patrick et Benoit, on avait fait des réunions en présence de journalistes et tout ça. Cela n'a jamais été évident car nous sommes tellement dans un contexte musical vicié par le show business.
Moi un peu plus que les autres car ça a marché assez vite en ce qui me concerne. Je dirais même que ça a trop marché à une époque. De ce fait je me suis, très vite, retrouvé dans une bulle.

C'est peut-être là que j'ai appris ce qu'est la solitude et que je me suis rendu compte que j'avais pris la mauvaise direction. Quand on a du succès, on se regarde le nombril et on ne voit plus ce qu'il se passe autour. C'est aussi pour cela que je ne crois pas trop aux trucs humanitaires sur ce plan-là. J'en suis revenu et ça m'a fait du bien de redescendre. J'ai grimpé très vite et je suis redescendu un tout petit peu moins vite… au point que, dans les années 1987-88, je ne faisais plus que de survivre de la musique. Depuis cette année-là, ça a toujours été dans la lutte…

J'ai une chanson qui s'appelle " Entre deux eaux " et c'est comme cela que ça se passe. Je monte à la surface, je redescends puis remonte…
C'est aussi lié à ma maladie car je suis maniaco-dépressif, j'ai vécu cela dans la musique. Lorsque je faisais un album c'était super et si ça ne marchait pas je retombais…
Cependant on ne peut même pas dire que ça marchait mal car même pour les disques qui marchaient moins bien, j'arrivais à écouler une moyenne de 30 à 40.000 albums. Mais comme au début je tournais à 100.000 albums…

A partir du moment où ça a été plus difficile j'ai commencé à penser " moins solitaire " jusqu'à un point où je chante plus pour les autres que pour moi-même. C'est probablement à ce moment-là que je suis devenu un vrai bluesman. Qu'est-ce qu'un artiste, sinon quelqu'un qui s'oublie pour laisser passer un message, une vibration ou la beauté tout simplement. A partir du moment où tu retiens la chose pour toi, ce n'est plus de l'art mais du commerce…

Il y a beaucoup d'exemples, actuellement, de ces méthodes commerciales. Y compris au niveau du Blues, il suffit de voir la promotion qu'il y a eu autour du dernier album de Johnny Hallyday. C'est plus de l'industrie que de la musique…
J'avoue que les gens qui jouent dedans jouent bien et que le contenu est bon…
De plus j'aime bien Johnny qui est un personnage que je connais bien et avec lequel j'ai beaucoup eu l'occasion de discuter. Il est prisonnier d'un truc, d'une énorme machine…
Il est encore, lui-même, d'une certaine sincérité au milieu de tout ça mais il est vraiment pris dans un truc. Ce truc n'a, pour moi, rien à voir avec le Blues car le Blues est une musique artisanale dans laquelle tu crées, tu dis des choses. C'est aussi une musique où tu recrées car de nombreux bluesmen ont chanté les chansons des autres. A chaque fois ils y ajoutaient leur patte et leur façon de faire. Johnny c'est une autre façon de faire, ça vient par le haut, ça ne passe pas par le bas…

Avant de mener une carrière solo, tu as fondé plusieurs groupes. Peux-tu les évoquer et revenir sur les répertoires abordés alors ?
Le premier groupe était Wandering. Nous faisions un mélange de Folk et de Blues, je chantais avec une 12 cordes. Il y avait aussi un banjo, un washboard ou une mandoline. C'était un style hybride composé d'airs traditionnels américains et de Blues.

Au temps du TMS nous avons monté une compagnie où il y avait de l'Old Time, du Bluegrass et du Blues. J'avais un groupe nommé Backdoor Jug Band avec Jean-Jacques Milteau au sein duquel nous faisions du Jug Band. Il m'arrivait également de chanter des Blues tout seul. Jean-Jacques Milteau et son vieux pote Laurent Jérôme reprenaient du Sonny Terry et Brownie Mc Ghee. Il y avait aussi des Old Timers avec fiddle etc…
La plupart de ces gens ont, par la suite, fondé le groupe Malicorne en jouant du Folk en français.

Après cette période j'ai eu un groupe électrique qui s'appelait Cargo, il a duré 1 an et demi. Puis j'ai été éducateur à la campagne. À la suite du TMS, on avait demandé à mon épouse Flo et à moi-même de devenir éducateurs pour accueillir des toxicos qui venaient d'arrêter la drogue. Le but était, pour eux, d'échapper à Paris pour pouvoir se sevrer à la campagne.
A ce moment là j'étais en duo avec Flo. Elle jouait de l'harmonium ou de l'orgue et moi je chantais en m'accompagnant à la 12 cordes. Nous faisions du Gospel et nous nous sommes même produits sous un chapiteau à la manière américaine avec un " preacher " . C'est alors que j'ai signé mes premiers textes en français qui étaient des Gospels (rires).

En 1979, tu sors ton premier album sous ton propre nom. Quels étaient les sujets abordés et commençais-tu à t'inspirer des textes américains ?
Il y avait les thème traditionnels du Blues mais dans ce premier album d'expériences vécues comme avec " Baba Boogie " qui racontait ma période hash avec un peu d'humour…
J'évoquais aussi, un peu, les gens que j'ai rencontrés en étant éducateur. C'était le début de cette communion avec des gens qui étaient très lucides par rapport à la société. Ils essayaient de s'en échapper par la drogue en vivant, de ce fait, des moments très difficiles. Je vivais cela d'une autre façon et le transcrivais. J'étais dans une phase où je me sentais comme le sauveur, celui qui aide…

Par la suite, avec tout ce qui m'est arrivé dans la musique, j'étais plutôt dans leurs bottes car j'ai pris des médicaments pour la maladie et tout ça…
Les gens qui se droguent sont des malades : ils cherchent à la fois à ne pas être mal et courent après un bonheur qu'ils ne trouvent pas là où ils sont.
Je devais aussi m'inspirer de textes de chanteurs américains….

Pour moi, 1968 et 1969 ont été des années d'une révolution culturelle qui venait d'un mouvement mystique et spirituel. Ce n'est pas pour rien que l'aspect communautaire était recherché à ce point. Cela représentait la libération de l'esprit et la musique de cette époque en faisait partie. Cette musique qui était très inspirée par le Blues qui est un art parallèle. D'ailleurs les noirs étaient parallèles et nous l'étions aussi car nous ne voulions pas rentrer dans un système. Les noirs voulaient y entrer mais ils en étaient tant rejetés qu'ils étaient obligés d'être parallèles. Quelque part nous avons vécu les mêmes choses …

Quand je regarde, aujourd'hui, ce qui s'est passé sur le plan de la musique j'estime que faire chanter du Blues, en français et en étant blanc - alors qu'il y a des rappeurs blacks et beurs qui chantent leur forme de Blues - peut sembler dérisoire.

Quand tu vois Little Bob qui fait du Rock en anglais, tu peux te dire que ça c'est vraiment authentique. Ce qu'il chante est un cri de détresse, ça vient du fond. Johnny aussi est authentique mais son cri vient du haut, c'est un cri d'écrasement. Il est un vainqueur qui arrive à la fin de sa vie et s'aperçoit qu'il est un vainqueur. En même temps il s'aperçoit qu'il est pathétique car il est en train de vieillir…
Il chante, quand même, une forme de Blues. Il y a vraiment quelque chose d'authentique dans sa démarche et je ne peux pas dire de mal de lui. Par contre, je dis du mal du système de la musique industrielle. Il a chanté ce qu'il a pu et il a donné ce qu'il a pu. Qui plus est, il l'a bien donné…
J'en parle beaucoup car c'est un sujet d'actualité…

D'un côté je dis que ce n'est pas ça mais d'un autre côté je dis que lui, quand même, c'est ça !
C'est une histoire de philosophie et de feeling. La plus importante au fond, car c'est ce qui fait la vie. Ce que tu chantes dans le Blues c'est ce que tu vis, sinon ce n'est pas du Blues.
Il y a une phrase qui dit " Blues is life " : c'est tout simple mais c'est exactement ça !

Le succès est venu, pour toi, relativement vite avec le tube " Babylone tu déconnes " sur ton troisième album…
Non, le premier morceau qui m'a vraiment fait émerger était un blues " Faut que j'me tire ailleurs "
J'ai repris ce titre dans mon nouveau disque en changeant les paroles et la rythmique.

Mais comment as-tu fait face à un tel succès et était-ce quelque chose d'attendu ?
Non, ce n'était vraiment pas recherché…
Mon but dans la vie était de chanter. Tu sais, j'ai fait des tournées en Scandinavie, au Danemark, dans des endroits à Amsterdam comme des Folk Song Cafe…
Il y a des gens qui vivaient de ça…
J'avais connu un mec, un black, qui jouait sur une guitare à 4 cordes et qui faisait un Blues (très orienté Folk) très particulier comme je n'en avais jamais entendu. C'était le premier bluesman que j'ai vu et c'est lui qui m'a donné l'envie d'être musicien. Je voulais vivre de la musique mais comme ça, jouer n'importe où, mais c'était un rêve impossible à réaliser. J'ai voulu faire de la musique dans cet esprit, je ne me voyais pas à l'Olympia. Même si lorsque cela m'est arrivé, je me suis dit " c'est cool " et j'en étais très heureux…

Je me suis laissé prendre au jeu. À partir du moment où tu as du succès, tu commences à te regarder d'une autre façon… C'est-ce qu'on appelle l'orgueil de la vie. Tu as réussi quelque chose puis tu deviens un autre. J'ai gagné beaucoup d'argent en quelque temps. J'ai dépensé des sommes astronomiques, payé des voitures et des amplis aux musiciens. Bref, j'affichais complet et j'étais complètement à la masse (rires)…

Quand je vois un mec comme Pascal Obispo, il en peut plus ce mec-là !
Mais je le comprends. Quand tu as un peu de succès, tu deviens vite narcissique, ce que sont déjà tous les artistes au départ. De ce fait, tu deviens hyper narcissique, hyper succès = hyper narcissisme…
D'autres le vendent d'une autre façon comme dans l'humanitaire justement…

Je ne vais pas citer de noms mais il y a des artistes qui se regardent en train de faire le bien, qui créent des fondations etc…
C'est une autre forme de narcissisme et cet humanitaire-là. Je n'y crois pas trop…
Je pense même qu'il peut être démobilisant pour ceux qui en font vraiment. Pour ceux qui ne font pas de l'humanitaire mais du fraternel, du solidaire…
Ces derniers n'ont pas forcément ni les mêmes moyens ni la possibilité de passer dans les médias.
Ils arrivent, quand même, à réaliser ce qu'ils veulent faire. Il suffit de voir l'Abbé Pierre qui s'est bien démerdé. S'il faisait du médiatique c'était sans le business du showbiz…

Est-ce que tu gardes, quand même, de bons souvenirs de ta période " showbiz ", as-tu des anecdotes qui te reviennent sur ces années ?
Oui, j'ai un super souvenir avec Johnny. C'était super gentil, il m'avait invité à sa table. J'étais à côté de lui, nous avions une bouteille pour tous les deux et nous avions passé la nuit à discuter…
C'est vraiment un mec adorable…
Puis il y avait Claude Nougaro, j'étais allé chez lui. C'était un mec que j'aimais beaucoup…
Mes bons souvenirs, ce sont ces rencontres, Nougaro est un maître pour moi en ce qui concerne la langue française et la façon de la chanter…

Une autre belle histoire… C'est l'adaptation française du titre d'Otis Redding composé par Steve Cropper " The Dock of the bay ". Cette version a été " adoubée " par Cropper lui-même. Comment étais-tu entré en contact avec lui ?
On avait enregistré ce morceau, le disque était prêt mais on n'avait pas l'autorisation. Il nous la fallait pour pouvoir sortir l'album. Nous avons donc fait une enquête. Au bout de 6 mois, mon épouse Florentine, via plusieurs intermédiaires (Antoine De Caunes qui avait fait une interview de Steve Cropper aux USA a pu obtenir l'adresse d'un studio qui a, lui-même, donné une autre adresse etc…)

Finalement nous avons eu son numéro de téléphone et l'avons contacté directement. Mon épouse, qui parle beaucoup mieux anglais que moi, lui a expliqué le problème. Il nous a dit que nous pouvions venir quand on voulait pour lui faire écouter ma version. On a mis une journée pour acheter les billets d'avion et le surlendemain nous étions à Nashville. On l'a, alors, contacté et il nous a demandé " Quand est-ce que vous venez ? " et nous lui avons répondu " Ben on est là ! " (rires).

Nous étions à l'hôtel et il a mis une heure pour nous rejoindre. Il nous a emmené dans sa maison d'édition où son staff et son producteur se trouvaient. On leur a fait écouter le morceau et, à la fin de celui-ci, ils se sont levés et ont applaudi. Puis ils ont écouté une autre fois pendant que Florentine expliquait les paroles à Steve Cropper. Il avait beaucoup aimé l'introduction jouée par mon guitariste Mauro Serri et la façon dont nous avions retravaillé le morceau qui n'a plus grand-chose à voir avec l'original.

Il nous a dit " Pas de problème, je m'en occupe avec mon avocat " (Bill me précise alors que si cela a pris autant de temps, c'est parce que c'est l'édition française qui faisait barrage. Elle ne leur a même pas donné la possibilité de rencontrer Steve Cropper. Cela s'était donc fait à l'initiative de Bill et de son producteur, Nda).
Nous nous sommes démerdés nous-mêmes, en passant au-dessus de l'édition, et nous avons eu l'autorisation !

D'autres belles rencontres, en vrac Luther Allison, Cyril Neville… peux-tu les évoquer ?
Luther Allison était pour moi, comme Nougaro, un maître. Un grand bluesman que l'on pouvait toucher, car Luther était un grand bluesman. Aujourd'hui, il y a beaucoup d'américains qui tournent en France et peu ont son niveau. C'est d'autant plus regrettable que ceux-ci font, parfois, de l'ombre aux artistes français pour trouver des engagements…

Luther, lui, était vraiment super et j'ai souvent fait ses premières parties. C'était un mec adorable. Le meilleur souvenir que je garde de lui est, qu'un soir, pendant son show il s'est mis dos au public sur une scène d'une hauteur conséquente. Il s'est laissé, comme ça, tomber dans la foule et les gens l'ont porté et lui ont fait faire le tour de la salle pendant qu'il jouait de la guitare allongé, avant de revenir sur scène. C'était magique, même si ça pouvait paraître " Grand Guignol " il y avait, en même temps, un feeling d'abandon à la musique et au public. Cela prouvait qu'il avait une confiance totale dans ce qu'il jouait et ce qu'il donnait aux gens.

Je n'ai jamais pensé faire une chose pareille. De toute façon je ne le pourrais plus aujourd'hui avec tous mes rhumatismes (rires). C'est le seul mec que j'ai vu faire ça de toute ma vie…
Comme tu le disais j'ai aussi rencontré Cyril Neville
Tous ces gens sont adorables, ce sont des grands mecs…

Au milieu des années 1990, tu t'es fait plus discret sur un point de vue discographique. Tu es revenu en 2000 avec l'album " C'est le Monde ". As-tu ressenti, alors, un grand changement dans l'industrie musicale ?
Oui c'est sûr, ce n'était déjà plus du tout la même chose…
Cependant, j'ai été pendant longtemps accroché à une certaine conception du métier et je ne m'en rendais pas vraiment compte. Quand j'ai arrêté, je l'ai fait de façon brutale en 1987...

La première fois que j'ai arrêté, je suis revenu par les petites salles car j'avais compris que je ne pouvais plus tourner avec un camion et tout cela…
J'avais donc arrêté pendant un an durant lequel j'étais parti dans des monastères. J'étais donc libéré du concept " tu ne peux pas faire de concert si tu ne peux pas partir avec un camion, de la sono, des lights et si tu ne fais pas 800 personnes ". J'étais très mal, très malade…
Pendant un an je me suis plutôt guéri la mentalité puis j'ai recommencé avec des gens comme Chris Lancry en me produisant en duo ou en trio dans des petites salles…

Petit à petit je suis revenu à un groupe, à faire de plus grandes salles et à enregistrer des albums…
Je me suis laissé reprendre au jeu puis je me suis arrêté à nouveau puis re-arrêté etc…
La véritable prise de conscience a eu lieu après l'album " Voici le monde " qui était, par ailleurs, une deuxième mouture d'un disque, " Avant la Paix " dont le label s'était mis en faillite.
Là je suis descendu très bas, je ne dormais plus. J'ai pris conscience de quelque chose qui m'a fait comprendre que le métier n'était plus du tout le même. Je n'avais pas la possibilité de penser que je pouvais faire autrement que d'être dans une major et tout ça…

Ceci fait que j'ai toujours recherché à faire distribuer mes disques par des majors, je n'arrivais pas à m'imaginer que je pouvais m'en sortir. Lors de mon disque précédent, ça avait été aussi une grosse prise de conscience avec la maladie, l'enfermement et la lutte pour m'en sortir. A travers ça, je pense aujourd'hui que mon métier est artisan. Je ne peux plus revenir au stade industriel, ce n'est plus possible. J'ai 60 ans et pas le temps de me laisser avoir par quelque chose et par moi-même aussi…
Je crois que je peux, maintenant, faire des concerts et un album, en étant distribué par un indépendant et par un nouveau média. Ce média est le Web, dont je n'avais pas encore mesuré l'importance. Ce qui fait que je ne pensais pas encore, il y a peu, qu'on pouvait s'en sortir sans passer à la radio et à la télévision. Par le Web, je me suis aperçu qu'on pouvait faire ce métier d'une façon très artisanale…
J'y crois et l'avenir me dira si je le peux…

J'ai fait, dernièrement, La Cigale sans soutien médiatique. Nous avons réuni du monde alors, qu'en même temps, il y avait la grève des transports en commun. Plein de gens nous téléphonaient pour nous dire qu'ils étaient dans l'impossibilité de venir. C'était quand même pratiquement plein. Le concert a, de ce fait, eu un petit retentissement et de bonnes critiques sur OUI FM ou des webzines. A partir de cela, je pense que je peux rebondir et vivre différemment, sans être sous la pression d'une maison de disques. J'ai appris à travailler en un an plutôt qu'en 15 jours. Avec mon groupe nous avons pris notre temps, passé un an dans un home studio, chacun y allait quand il pouvait…

On a expérimenté les choses avec le temps. Une fois qu'une version était faite, on pouvait se permettre de changer la rythmique si la première ne nous plaisait pas…
Jusqu'à maintenant, on se mettait en groupe. Parfois cela donnait de bons résultats musicaux comme pour " C'est le monde " car j'avais, avec moi, des musiciens expérimentés qui connaissaient le Reggae.
Avec les groupes précédents ce n'était pas toujours ça…

Pour ton nouvel album, pourquoi avoir choisi de remettre en avant d'anciens titres ?
Parce que je crois que ça correspond à un retour aux sources, d'une certaine façon…
J'aime beaucoup ces titres-là qui sont l'expression de quelque chose que j'étais à l'époque. Cela tenait du rêve et, en même temps, il y avait toujours de l'humour dans ces chansons. Un humour que j'ai un peu perdu mais qu'il m'arrive de retrouver sur scène en racontant des trucs…

Je les aime bien, même certaines dont j'ai pu dire du mal, par le passé, comme " Faut qu'j'me tire ailleurs ". En les refaisant, je me suis remis à bien les aimer. C'est une musique et des paroles qui vont avec cette musique. Ce n'est plus l'écriture que j'ai aujourd'hui car à l'époque elle se rapprochait plus du langage parlé…
Je voulais aussi les refaire car je me suis rendu compte que beaucoup de gens me réclamaient " Géraldine " ou " Un dernier Blues ". J'avais fait une version publique de ce dernier titre sur mon live et ça m'avait beaucoup plu de le refaire. De ce fait, cela m'a donné l'idée de réenregistrer, de façon acoustique ou électrique, tous ces titres qui m'ont marqué.

Quels sont les sujets de société qui te touchent aujourd'hui et que tu aimerais aborder dans de prochaines chansons ?
C'est des sujets que j'aborde déjà dans certaines chansons. Par exemple " Esclave ou exclu " qui évoque l'exclusion. Quand je parle de la rue, des expériences qui j'y ai vécues à travers des gens que j'y ai rencontrés ou en y vivant moi-même. À une époque, ma femme et moi, vivions en chantant dans la rue. Cette expérience m'a ouvert à une sensibilité particulière vis-à-vis des plus pauvres. Il y a aussi l'Evangile qui est une grosse question : quel est ton prochain ? Je crois que c'est celui qui est sur le bord de la route…

Je suis très sensible à tout ce qui correspond à ça. C'est pour cela que je m'implique dans ce mouvement d'une façon artistique car je ne suis pas un activiste. Mon épouse est plus présente dans les mouvements que moi. Elle voit beaucoup les gens de la rue car elle est accueillante dans des endroits…
Je connais bien ces gens et nous avons, même, fait un petit journal à une époque avec des sans-abris. On se réunissait une fois par mois pour mettre nos idées en commun et faire un petit journal…
Ce journal était distribué gratuitement dans la rue et faisait parti du collectif " Les morts de la rue ". Celui-ci prend en considération le fait, qu'actuellement, des gens meurent dans la rue dans des conditions terribles. C'est inhumain…

On organise, à la fois, des célébrations interreligieuses qui se déroulent dans des lieux de culte où sont représentées toutes les confessions (juives, catholiques, musulmanes, bouddhistes, hindouistes etc…) et une célébration laïque qui se fait dans la rue. Nous faisons des célébrations pour les gens qui sont morts dans la rue, une liste est lue et il y a une forme de cérémonie. Cela s'est passé deux fois à la Mairie de Paris. Lors de ces occasions, nous essayons de rendre compte auprès des administrations gouvernementales de l'urgence de la création de lieux d'accueil …
C'est une petite association qui est mandatée par une quarantaine d'autres associations parisiennes comme le Secours Catholique ou les Restos du Cœur…
C'est très difficile car les gens qui meurent dans la rue représentent l'extrême de l'extrême. Quand on raconte comment est mort untel qu'on a retrouvé sous le périphérique, le visage mangé par les rats ou incendié dans une carcasse de voiture, ce n'est pas évident. On arrive à comparer la vie dans la rue à ce que vivaient les gens dans des camps de concentration…

Il existe des endroits pour abriter ces gens mais ils sont tous insalubres. La dignité de l'homme n'y est pas respectée. Si tu viens de perdre ton boulot, que tu essayes de t'en sortir et que tu te retrouves dans un endroit comme ça où il y a 500 personnes qui dorment dont 300 qui ronflent et 40 qui sont ivres et déconnent, ce n'est pas humain pour cette personne fragilisée. Il passe d'un extrême à l'autre et ne peut pas s'en sortir. Il faut des petits endroits où les gens sont biens accueillis, des foyers. Cela serait une solution intermédiaire avant qu'ils ne trouvent un logement. Le collectif a pour mission de dire à quel point c'est dur. C'est le cri du cri…
Autant les autres associations travaillent auprès des gens, autant les membres de l'association " Les morts de la rue " représentent les cas extrêmes. Tu touches là l'horreur de la société d'hyper consommation. Il y a des gens qui sont de plus en plus riches, le Président de la République fait multiplier par 3 son salaire, épouse une richissime héritière, il gagnent tous à fond la caisse alors que, d'un autre côté, les Enfants de Don Quichotte sont expulsés…

J'avais été frappé par ce journal de télévision dans lequel tu voyais à la fois Sarko au bras de Carla Bruni en voyage puis les Enfants de Don Quichotte au bord de la Seine sous Notre Dame de Paris, quel symbole, se faire malmener. Si on laisse faire les choses, ce sera vite la dictature. Dans les guerres on se souvient des morts. Pour la guerre de la misère, tous ceux qui sont morts dans la rue seront un peu des soldats inconnus de la misère. Cette guerre est en train de se perdre malgré des énergies extraordinaires. Il faudrait vraiment que quelque chose se passe…

C'est, un peu, ça que je chante dans le Blues sur le plan de l'engagement. Je suis passé du Blues " My Baby's gone ", qui est quand même l'expression du malheur exprimé dans la solitude d'une personne abandonnée par son concubin, tout en étant l'expression du bonheur au niveau de l'amour. On dit que les paroles du Blues sont connes…
Il est vrai que lorsque entend : " Je suis triste, ma femme est partie, je bois du whisky et j'en crève… " Ça peut sembler simple…. C'est un peu ce que dit Johnny avec cette phrase : " le Blues ça veut dire que je t'aime et que j'ai mal à en crever ". De plus, la chanson française a exprimé cette réalité d'une façon tellement niaiseuse que maintenant quand on chante une chanson d'amour c'est con…

Le Blues véhicule autre chose. Tout ce que dit le Blues au niveau du couple et de l'amour est, quand même, autre chose que les bluettes des chanteurs de variété. C'est aussi vrai en France qu'à l'étranger (rires) !

Aujourd'hui, je te sens bien calé dans tes starting-blocks, prêt à aller de l'avant. Quel est le but que tu souhaiterais atteindre avec ce nouveau disque ?
Oui c'est vrai, mais en même temps je ne me sens pas très fort…
Tout cela est très fragile. Mais je crois que dans cette faiblesse, il y a une grande force qui vient d'ailleurs. J'aimerais continuer à faire des chansons et communiquer à travers elles, aussi bien sur disque que sur scène…

Si je pouvais le faire - comme Nougaro, jusqu'à au moins 70 ans - j'en serais très heureux. Continuer à être un bon messager pendant encore, au moins, 10 ans (rires)…
Je crois que la chanson, à travers des gens comme Bob Dylan, a fait changer des choses sur un plan très vaste. Des artistes comme Bob Dylan ou Bob Marley sont des artisans qui sont devenus, malgré eux et en restant eux-mêmes, des stars internationales. Ils ont réussi à garder leur personnalité…
J'aimerais conserver ma personnalité si ma carrière prenait un nouvel essor et que ça marcherait beaucoup mieux. Le faire implique de rester un artisan et de garder un bon niveau de communication qui ne devienne pas industriel. Je ne tiens surtout pas à faire des concerts devant 100.000 personnes avec des écrans géants de chaque côté. Pour moi, c'est le comble…

Si cela continue à se faire, tant pis. Pourvu que cela nous permette à nous, les " petits ", de poursuivre notre route et d'aller à la rencontre des gens.
J'aimerais aussi, aujourd'hui, être un peu plus proche des autres. Cela va peut-être se faire avec Paul Personne et d'autres artistes…
Si nous réussissions à mener quelque chose ensemble, ce serait pas mal…

Des chanteurs brésiliens, avec à leur tête Gilberto Gil, ont pu faire à une époque une organisation de chanteurs engagés. Cette association avait fait toute la richesse de la musique brésilienne…
Cela pourrait se faire avec le Blues.
Il faut déjà que je m'en sorte moi-même, et que ce que je fasse fonctionne, afin de pouvoir recréer une dynamique comme celle qui existait dans les années 1970. Je pourrais, ainsi, monter des concerts en faveur des gens de la rue. Quelque chose qui ait un vrai esprit, pas comme le truc des Enfoirés où chacun vient faire sa promo.

As-tu une conclusion à ajouter à cet entretien ?
Non, je crois que je t'ai à peu près tout dit. J'espère que ton émission de radio va continuer à se développer et que cela devienne un truc qui te fasse vivre. C'est mon souhait, que des structures à taille humaine se développent face au gigantisme de l'industrie musicale. Que les radios libres connaissent un nouvel envol. Elles ont perdu pas mal de terrain, tout en conservant une mentalité de militantisme et de réalisme. C'est un peu ce que tu fais, avoir un métier et militer pour une autre cause à côté de cela…

Remerciements : Florentine et Bill Deraime pour leur accueil, Mike Lécuyer.

NB: Les photos de Bill sur scène sont signées JY Kerouredan, celle datant de la période du TMS Folk Center appartient à la collection privée de l'artiste (toutes sont issues du site Internet dont l'adresse figure ci-dessous).

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www.myspace.com/billderaime


 
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Interview réalisée "Chez Bill"
à Paris le 2 février 2008

Propos recueillis par David BAERST

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